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Pour les spectateurs, l’apparition de l’éphémère modifie la donne : la précarité introduit un nouveau rapport à la chose créée. Avoir conscience de la proche disparition de l’œuvre contemplée ajoute un élément tragique à l’émotion de l’amateur d’art. Plus encore, le spectateur devient intimement associé à la manifestation créative : son regard même devient créateur car seule la mémoire du visiteur conservera une trace de l’œuvre qu’il est en train de regarder. Les artistes ont déployé leur talent pour exploiter l’éphémère au travers de deux tendances principales.

Les artistes se sont approprié des matériaux et des techniques périssables par essence

Parce que l’œuvre n’est pas destinée à durer, son créateur peut s'offrir le luxe d'utiliser de multiples matériaux voués par essence à une rapide disparition. Les artistes du mouvement Arte Povera en sont un premier exemple. La nouveauté de leur intention s’exprime dans la volonté d’utiliser des matériaux dits « pauvres », et pour cela habituellement rejetés par les autres artistes. Au-delà du discours sur la pauvreté, les œuvres d’Arte Povera sont pratiquement toujours marquées au sceau de l’éphémère. En papier de mauvaise qualité, en chiffons, en sapin brut, elles sont condamnées à une durée de vie limitée. On pouvait constater l'état de ces œuvres en 2016, lors de l'exposition Arte Povera au Centre Pompidou, mise en lumière sur le site de référence Almanart.


M.Pistoletto, Vénus aux chiffons

D’autres artistes remettent en cause l’aspect durable et concret du support de l’œuvre. Les traces de corps de femmes enduits de peinture bleue d’Yves Klein sont un exemple bien connu mais il faut aussi citer les expérimentations du land art: inscriptions dans le sable ou empilements de cailloux dans le désert.


Spiral Jetty de Robert Smithson :Courbe de galets au bord du Grand Lac salé, 1970

Un pas de plus se fait à travers l’intégration du vivant et donc du putréfiable dans l’œuvre d’art. Dans un premier temps, les artistes se sont préoccupés de conserver leurs réalisations putréfiées. On a vu ainsi apparaître des matières fécales dans des boîtes de conserve, des vaches coupées en tranche et enchâssées dans des lames de verre. Les déjeuners de Spoerri fixent par exemple l’éphémère putréfiable pour l’éternité dans une résine protectrice. Mais ils sont aussi le maillon qui conduit vers un comportement artistique plus radical : l’exposition de l’objet périssable sans aucune tentative pour le conserver.


Spoerri – Assemblage – 1992

Des œuvres apparaissent dont la valeur même est dans l’impossibilité absolue de survivre à elles-mêmes : traces de craie sur une ardoise, accumulation de poussière. Les interventions autour des parfums ou des jeux de lumière participent de la même démarche. Ceci nous amène à la deuxième façon de travailler l’éphémère.

Les artistes ont intégré l’évènement de leur destruction aux œuvres durables qu’ils produisaient

Dans cette démarche, la mort annoncée de l’œuvre fait partie de son existence artistique.
Premier pionnier dans les années trente, Henri de Waroquier réalise pendant une dizaine d’années ses sculptures éphémères, en papier déchiré, en plastiline et en légumes. Ces sculptures sont détruites après avoir été photographiées. L’œuvre-objet est éphémère, mais sa représentation photographique est destinée à durer.


Chimère, H. de Waroquier

Georges Rousse continue la même démarche dans les années 80, en photographiant ses peintures, lesquelles sont effectuées sur les murs de bâtiments destinés à la destruction. Allant encore plus loin, apparaissent des œuvres d’art destinées à être détruites après une exposition ou un happening. Conçues pour un lieu et un temps donné et défini, 'contextualisées', ces œuvres ne survivent pas à la fin de l’évènement. On peut citer dans cette lignée les travaux de John Cornu.


Installation, John Cornu

La démarche peut aussi se parer de gigantisme : les objets emballés de Christo débouchent sur l’emballage du Pont Neuf. Puis, le jeu créatif de l’artiste avec la notion d'éphémère atteint un extrême. Il ne suffit plus de produire une création dans le but de la détruire, il faut aussi rendre éphémère ce qui est l’essence même de la pérennité. C’est ainsi que Jean-Pierre Reynault décide de faire exploser la maison/objet d’art conçue par lui et où il vivait depuis plusieurs années.

 


Jean-Pierre Reynault, maison détruite

Mais si, en se dépouillant des obligations de la pérennité et s’appropriant la notion d’éphémère, l’art contemporain s’est considérablement enrichi, cette démarche a eu aussi des conséquences appauvrissantes sur l’art, par effet de pendule. En effet, la conservation matérielle des œuvres devient de plus en plus difficile, entraînant la dégradation irréversible d'un inestimable patrimoine, et amène à se poser la question : l'art contemporain est-il durable ?

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