Sommaire

L'évolution technique

Des aquarelles de voyage à la peinture à l'huile sur le motif

Dans un premier temps, ce sont la peinture à l’eau et les annotations prises sur le vif qui nourrissent, une fois revenus en Occident, toute une vie de rêves d’un Orient d’atelier. La page de carnet de Eugène Delacroix montre combien sont évocatrices ces simples notes colorées jetées sur le papier.


Eugène Delacroix. Carnets de voyage. Maroc. 1832.in Les Orientalistes de Christine Peltre

L’aquarelle, si lisse, semble faite pour le désert. Mais passer à la peinture à l’huile est une autre gageure. Tant que les évolutions techniques ne permettent pas de peindre à l’huile sur le motif (c’est-à-dire sur place, dans le désert lui-même), le peintre revenu à son atelier s'aperçoit que, malgré les croquis aquarellés, il a du mal à dompter sa mémoire rétive. La nouveauté inconcevable du désert lui échappe.

En 1849, les premiers tubes de couleurs permettent la peinture sur le motif, mais les conditions atmosphériques, canicule et vents de sable, rendent cet exercice toujours difficile. C'est pourquoi les peintres installent en Orient de véritables laboratoires de recherche picturaux. Certains, comme Emile Beaume, Rochegrosse (1859-1938) ou Etienne Dinet (1861-1929), viennent même y habiter définitivement. Cependant, même si les problèmes matériels finissent par être maîtrisés, des problèmes purement picturaux, de la composition au rendu des couleurs, viennent alors tourmenter les artistes.

La composition du tableau

Historiquement,la peinture occidentale s’est construite autour du point de fuite et des différentes masses qu’on agence sur la toile pour animer la composition. Mais le désert, si on y réfléchit bien, n'est fait que de lignes horizontales. À perte de vue. Le désert ne permet pas d’être discipliné selon les critères contraignant de la composition occidentale. Il est rétif à cette mise au pas.


Léon Belly. Désert de Lybie. Photo (C) musée du quai Branly - Jacques Chirac, Dist. RMN-Grand Palais / Claude Germain

Pour le peindre, il faut oublier les conventions, il faut peindre autrement. Progressivement, la démarche de libération que demande la peinture de désert a permis aux artistes de s’évader du carcan des académismes. Une des origines de la peinture moderne, c’est justement (en partie), le changement de regard que le désert a imposé à ceux qui voulaient le peindre. Les volumes et les formes fidèlement rendus sont abandonnés au profit de simplification des contours. Les empâtements viennent rendre les reliefs et l'on glisse doucement vers la géométrisation des formes.

Les teintes et les couleurs


Etienne Dinet : Caravane à El Grara. Musée d'Art et d'Histoire de la ville de Narbonne©Jean-Louis Gautreau

La première révolution du coloris qu’apporte le fait de peindre en Orient a été théorisée par Eugène Fromentin. Il faut s'éloigner de la simplicité des trois couleurs dominantes : blanc, vert et bleu. Pour peindre le désert, c’est en effet à une autre gamme de teintes qu’il faut faire appel.

Pour les peintres la coloration paraît folle. Lumières et motifs impossibles à restituer provoquent un désarroi chez l’artiste pour qui le séjour en Orient devient parfois une recherche obsédante. Les artistes se livrent à des efforts obstinés pour rendre ce sable et ces rochers, ces effets de lumière aveuglante qui font des plus vives couleurs de la palette une « boue sans reflets » (témoignage du General de Barail commandant du poste de Laghouat, voyant peindre Fromentin).Deux approches sont utilisées par les artistes. Ils y font appel alternativement

  • la force des couleurs quasiment pures, des turquoises, des roses et des violets;


Eugène Deshayes (1868-19)39- L'aurore sur l'oued, hst.©Artcurial 09/06/2011

  • toute la gamme des terres et des ocres, comme ce puits de Narcisse Berchère.
narcisse berchère puits de jacob artcurial

Narcisse Berchère. Le puits de Jacob. 1852. Huile sur toile.©Artcurial
 

Historique de l'approche

Les artistes n'ont finalement réussi qu'après de nombreuses années à peindre des toiles où seul le désert est le vrai sujet. Voici une mise en perspective de leurs démarches.

​Au commencement: un contournement prudent

Le peintre avant de s’attaquer au désert adopte une tactique de contournement et peint d’abord les oasis. Le traitement de la lumière et le contraste entre les deux zones (désertique et non désertique) se font de moins en moins timides. Mais il reste de l'humain et de la verdure pour ne pas heurter le public.


Eugène Fromentin. Le campement arabe.1850 © RMN-Grand Palais (musée du quai Branly - Jacques Chirac) / Daniel Arnaudet

Les premières incompréhensions au Salon

Le premier peintre à oser peindre le désert et à montrer le résultat de ses recherches en Occident est Léon Belly. En 1857, il présente au Salon un tableau intitulé le désert de Nassoub. Cette œuvre soulève une incompréhension totale. Le tableau est accueilli par la critique comme un paysage de fantaisie né de l'imagination de son auteur. Les visiteurs du Salon ne peuvent croire à la réalité de cette représentation, tellement ce paysage est différent du paysage d’arbres et de prés occidentaux. Le tableau est dans les réserves d’Orsay, et on ne peut en trouver de reproduction.

En 1866, Leon Belly réitère sa tentative et présente la mer Morte. Ce paysage aride, sans êtres humains déconcerte encore beaucoup, même s'il n'est pas rejeté avec la même virulence. Pour l'accepter et se l'approprier, par exemple, J.K Huysmans a besoin de faire appel à des références rassurantes : il le compare à la Chute de la maison Usher de Poe (sic) !


Léon Belly. La Mer morte. Photo (C) RMN-Grand Palais (musée du quai Branly - Jacques Chirac) / Daniel Arnaudet

L’acceptation finale

C’est Gustave Guillaumet, avec un immense tableau peint en 1867, qui arrive à imposer le genre du désert comme légitime. Ce peintre avait obtenu le 2nd prix de Rome à l'École des Beaux-Arts de Paris en 1862 et était tout de suite après parti pour le désert algérien, qui le fascinait. Son tableau de désert arrive au Salon de 1868 au moment où le public était enfin prêt à l'accepter. Mais il aura fallu plus de dix ans à ce même public pour reconnaître l’originalité de ce nouveau sujet et s’y accoutumer.


Gustave Guillaumet (1840-1887)Le désert in Les Orientalistes de Christine Peltre

Ce tableau représente un véritable tournant. Sous ses couches de vernis encrassé, on peut deviner la puissance évocatrice de cette peinture.« Tableau de nature morte s’il en fut jamais. Imaginez le néant peint, le vide dessiné, une perspective de ciel et de sable déroulée à perte de vue, jusqu’à la barre de fer rouge qui ferme durement l’horizon » (Critique citée ​in Les Orientalistes de Christine Peltre)

À partir de ce tableau impressionnant, le désert devient un paysage comme un autre, que les peintres se sentent libres de traiter comme ils le veulent, sûrs d'être acceptés par le public dont le regard a changé. Les effets du paysage étonnant qu'est le désert commencent alors à se déployer au sein de la réflexion picturale. Les peintres peuvent se laisser travailler par le désert sans arrière-pensée et donner libre cours à leur imagination. Le désert se peint alors en toute liberté. Il en découle un bouleversement artistique qui va influer sur tout le développement de l'art moderne. On peut en suivre les traces des Symbolistes aux Fauves et jusque dans les fondements même de l'abstraction.

C'est l'objet du 4ème et dernier chapitre de notre épopée des peintres du désert : Le désert un atout pour l'art moderne.

L'EPOPEE DES PEINTRES DU DESERT

1. Partir pour peindre le désert
2. Le désert, un vide à apprivoiser
3. Le désert, un paysage à peindre
4. Le désert, un atout pour l'art moderne

A lire aussi

Oui, contre toute attente, on peut trouver de la peinture de paysage dans l'abstraction. La peinture du XXème siècle a été marquée par ce grand…
Comme nous l'avons vu dans les précédents chapitres de cette épopée des peintres du désert, les peintres occidentaux sont partis en quête de ce…
Après avoir vécu l'effervescence de la découverte du désert avec l'expédition de Bonaparte en Egypte, les artistes occidentaux ont trouvé diverses…
Les peintres occidentaux découvrent le désert pour la première fois avec l’expédition de Bonaparte en Egypte entre 1798 et 1801. Fascinés par ce…