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Les prémices : le paysage, guide de l'artiste vers l'abstraction

La nature devient peu à peu, au cours du XIXème siècle, le guide de l’artiste vers l’abstraction. La démarche abstraite ne vient pas de nulle part. Les artistes ne se sont pas dit subitement vers 1910 : « Que pourrions-nous faire de nouveau pour impressionner le public ? » et décidé de peindre des formes et des couleurs. C’est parce qu’ils ont commencé à regarder avec un œil neuf ce qu’ils voulaient peindre - et tout particulièrement en observant la nature et ses paysages - que l’idée de peindre abstraitement s’est imposée aux artistes.

Le cheminement qui conduit vers l’oubli du réel au profit de ce que le peintre peut en abstraire, formellement et émotionnellement, a donc commencé beaucoup plus tôt qu’on pourrait le penser. On en trouve des traces dans les grands mouvements qui l'ont précédé et notamment au sein :

Du romantisme

Au début du XIXème, on perçoit notamment dans les œuvres de William Turner les débuts d'une réflexion autour de l'émotion brute que suscitent les paysages. Cette réflexion se traduit par une représentation où les détails commencent à s'abstraire.

william_turner_light_and_colour

Light and Colour (Goethe’s Theory) - the Morning after the Deluge - Moses Writing the Book of Genesis. P405. William Turner, 1843.Londres, Tate Gallery

De cette peinture naît, chez les artistes, mais aussi dans un certain public, une attention nouvelle portée aux études. Au sein du XIXeme siècle s’ébauche alors une marche vers l’épure, vers l’essence du paysage dont les cieux de Boudin infiniment répétés sont une expression parmi tant d’autres.

De l'impressionnisme

Les nymphéas de Claude Monet, surtout vers la fin de sa vie, introduisent un formalisme coloré. Claude Monet ne s’est jamais intéressé à l’abstraction - bien qu’il soit mort en 1927, bien après l’apparition du mouvement « non-objectif ». Mais il s’est mis à voir différemment ce qu’il voulait peindre, en partie à cause de ses problèmes oculaires. Vers la fin de sa vie, ses nymphéas en viennent à devenir des formes colorées réparties sur la toile. Monet démontre ainsi combien le paysagisme abstrait s’inscrit dans une évolution spontanée et parfois inconsciente.


Les nymphéas (entre 1916 et 1920). Claude Monet.

Dans les premières années du XXème siècle, le nouveau regard des artistes débouche de manière quasi naturelle sur le passage à l'expression abstraite. Ce renouvellement expressif va se produire dans deux directions totalement étrangères l'une à l’autre : une expression géométriquement formelle et une expression émotionnelle.

La nature comme référence formelle de l'abstraction

En essayant de regarder le paysage d'une autre manière, de nombreux peintres ont commencé à se concentrer sur les formes qu'ils y décelaient et à les apurer par passages successifs. Ils en arrivèrent ainsi à ne plus s'attacher qu'à la géométrie qui se dégageait de la structure des paysages et des éléments naturels. Le peintre extirpe alors de la nature les objets formels qu’il met en scène.

Piet Mondrian (1872-1944)

Les arbres et leurs branches, dessinées et redessinées par Mondrian donnent naissance aux verticales et horizontales qui sont la marque de son œuvre abstraite.


Piet Mondrian. Composition Arbres II-1912,1913©La Haye, Collection Gemeentemuseum

Les études de paysages urbains — notamment des façades parisiennes — auxquelles Mondrian procède parallèlement, l'amènent à découper sa toile selon des plans différents.


Composition avec plans de couleur : Façade (1914) @Centre Pompidou. Exposition Mondrian/De Stijl

L'utilisation des couleurs primaires pour animer sa composition est l'étape ultime qui permet au peintre de parvenir à ses toiles géométriques magistrales. Ce qui parut donc à la critique comme au public comme un rejet ultime du réel, est en fait une démarche d'épuration et de stylisation d'éléments de paysages tout à fait concrets.


Composition en losange avec Jaune, Noir, Bleu, Rouge et Gris.1921©Art Institute Chicago

Mondrian a baptisé le nouveau style émergé de ses recherches : néoplasticisme. Les toiles qu'il produira par la suite deviendront de plus en plus mathématiques. Il est d'ailleurs intéressant de voir que les algorithmes inventés par Ben Shneiderman vers 1990 pour permettre de visualiser des données complexes ont pu produire des images fort proches du travail de Mondrian : Every AlgoRiThm has ART in it : Treemap Art Project.

D'autres artistes font aussi évoluer leur processus créatif en adoptant un cheminement similaire à celui de Mondrian :

Jacques Villon (1875-1963)


Composition abstraite vert printemps
de Jacques Villon

C'est en 1932 que Jacques Villonadhère au groupe Abstraction-Création. Dès 1919/1922, il avait effectué des recherches sur la forme et fait ses premiers pas dans l'abstraction.
Ses premières tentatives portant sur la forme pure ne lui avaient pas semblé satisfaisantes. Il sentait qu'il avait besoin d'un support visuel bien réel pour soutenir son inspiration formelle. C'est dans l'étude du paysage qu'il trouva l'étai qui lui manquait. En 1934, les toiles qu'il propose à l'exposition de groupe d'Abstraction-création puisent leur vitalité dans le paysage. Le paysagisme abstrait traverse toute l'œuvre de Jacques Villon, comme le montre cette huile sur toile peinte cinq ans avant sa mort.


Jacques Villon. Huile sur toile. 1958 Le long du bois.©MAM

Paul Klee (1879-1940)

Paul Klee, tout comme Mondrian, trouva son chemin vers l'abstraction à travers le paysage. Ce fut lors d'un voyage en Tunisie et en Egypte, effectué en 1914, qu'il commença à s'exprimer en formes à la géométrie de plus en plus marquée (voir notre article, Le désert, un atout pour l'art moderne).

L'abstraction était là, c'était indéniable, mais les titres que Klee donnait à ces œuvres faisaient pratiquement toujours référence aux lieux qui les avaient inspirées.


In the Style of Kairouan, Paul Klee, 1914. ©Kuntsmuseum Bern

On pouvait même encore y trouver de petites annotations figuratives, comme sur une huile sur carton que possède le Met (Metropolitan Museum of Art, New York) où de minuscules sapins s'insèrent entre les carrés et les rectangles colorés (voir cette œuvre RedGreen and VioletYellow Rhythms sur le site du Met).

La nature comme émotion à représenter abstraitement

Face à la nature, ce n'est pas la Forme qui s'impose à d'autres artistes en quête d'une nouvelle expressivité mais les émotions éprouvées face au paysage. Ils s’efforcent alors d’exprimer leur ressenti sur la toile en libérant le geste et la couleur avec de moins en moins de souci de contour ni de contenant.

Kandinsky (1866-1944)

C'est le cheminement que suivi l'un des premiers pionniers de l'abstraction, le peintre russe Vassily Kandinsky. Lors d'un voyage en 1908 dans les Alpes Bavaroises, Kandinsky vécut une véritable expérience spirituelle. L’émotion qu'il ressentit alors face à la nature le conduisit à peindre dans un intense climat émotionnel.

Vassily Kandinsky. Paysage à la tour. 1908©MNAM
Vassily Kandinsky. Paysage à la tour. 1908©MNAM

De cette expérience quasi mystique, le peintre puis à sa libération, son "abstraction" de la représentation figurative. Après son retour, Kandinsky commença sa révolution abstraite, comme on peut le constater dans cette toile de 1911 intitulée Paysage romantique.

Vassily Kandinsky. Paysage romantique, détail. ©Munich, Stadtische Galerie im Lenbachhaus
Vassily Kandinsky. Paysage romantique, détail. ©Munich, Stadtische Galerie im Lenbachhaus

Il est frappant de voir que, dans toute l'œuvre postérieure de Kandinsky, même dans ses plus formelles géométrisations de son époque Bauhaus, vibre dans ses toiles cette émotion qui ne l'a jamais quittée et sa volonté de la transmettre au spectateur regardeur.

Zao-Wou-Ki (1920-2013)

C'est une autre expression de la communion avec la nature que livre le peintre d'origine chinoise Zao-Wou-Ki. Sa démarche est plus intérieure que visuelle. Elle est fondée non sur l'observation de paysages réels mais plutôt sur le surgissement d'une mémoire inconsciente que seule l'abstraction parvient à exprimer.

Zao-Wou-Ki se trouve au confluent des traditions de la peinture de paysage chinoise et de la peinture moderne occidentale. Dans ses œuvres s'exprime cette émotion si particulière des grands maîtres chinois, particulièrement de l'époque Song, mais que Zao-Wou-Ki restitue par les techniques occidentales. Son passage à l'abstraction fut une manière de résoudre la contradiction de l'exil, qu'on dirait presque imposée au peintre de l'intérieur : Zao-Wou-Ki explique lui-même que soudain sa peinture est devenue "indéchiffrable", "illisible", " imaginaire".


Zao-Wou-Ki, sans titre, huile sur toile,1968 ©MAM

Alfred Manessier(1911-1993)

À travers le paysagisme abstrait s'est aussi exprimé le mysticisme religieux. Chez certains peintres formalistes, notamment Mondrian, on trouve déjà la volonté d'exprimer par la forme un lien avec le spirituel. Mais leur démarche reste plutôt de l'ordre de la conception intellectuelle. Pour d'autres peintres, profondément religieux, la peinture abstraite s'impose comme une expression spirituelle à part entière, une manifestation de Foi. Le paysage abstrait s'apparente alors à une prière adressée au Créateur de toutes choses.

Alfred Manessier est un des principaux représentants de l'imprégnation de la foi chrétienne au sein de l'abstraction. C'est la contemplation des paysages de la baie de Somme, et entre autres des empreintes de la marée ou du varech sur le sable mouillé qui a conduit Manessier à l'abandon de la figuration.


Alfred Manessier. La nuit au mas. 1959. Huile sur toile©Musée d'art moderne de la ville de Paris

Comme il décrit sa démarche dans la revue Esprit en 1950 : "Il s’agit de rechercher un langage ou un signe plastique retenant à la fois le monde sensoriel comme émotion et le monde spirituel comme révélation finale( « Enquête sur la peinture, réponse de Manessier », Esprit, juin 1950), extrait cité dans l'Exposition dans l'intimité du peintre Alfred Manessier. Le Havre 2011).

L'apparition de nouveaux thèmes de paysage

Le paysagisme abstrait a permis aux peintres d'incorporer de nouveaux thèmes et de nouveaux sujets dans la peinture de paysage. Puisque la fidélité au réel ne les emprisonne plus, les artistes ont pu penser à représenter des notions qui étaient jusqu'alors restées irreprésentables. Les quatre éléments (eau, terre, feu, air) - auparavant évoqués par le biais de figures allégoriques - sont ainsi devenus des sujets dont on pouvait s'emparer pour les peindre en tant que tels.

D'autres thèmes comme le cosmos et les planètes, avec Abdellatif Aldine (1917-1998) ou la minéralité avec Paul Jean Revel (1922-1983) ont fait aussi leur apparition.

Voici quelques tableaux qui s'inscrivent dans la représentation des quatre éléments, Chacun représente, dans la carrière de leurs auteurs, une réalisation significative ou un point de passage important dans leur démarche créatrice.

L'EAU


Profondeur d'André Hervio. 2009
 

LA TERRE


Pays d'ocre de François Marie Anthonioz

 

LE FEU


Feu de broussailles de Simone Sauzereau-Guérin

 

L'AIR


Les nuages de Zoum Walter. 1969

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