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Lorsqu’on évoque ce que l’Art nous apporte, on pense tout de suite à la Beauté. Les amateurs d’art se voient volontiers comme des esthètes qui recherchent une œuvre d’art pour nourrir et stimuler leur amour de la beauté. C’est une recherche qui est légitime, qui flatte celui qui l’éprouve et est facile à partager. Mais c’est seulement la face émergée de l’iceberg car l’art représente toutes les facettes de l’humanité. Et les êtres humains ne sont pas que raffinement et spiritualité. Beaucoup des émotions humaines sont moins paisibles. Elles résultent de pulsions profondément ancrées qui s’articulent généralement autour de l’érotisme, de la violence et des terreurs profondes, « archaïques », de l’être humain.

L’Art pulsionnel est le produit de ces pulsions puisqu’il les exprime et leur donne corps. Mais ce faisant, il les façonne car il les matérialise pour ouvrir un dialogue avec cette part sombre de l’humanité et ainsi la discipliner, la tenir à distance.

L'art pulsionnel est exaltation de la sensualité

L’Art pulsionnel augmente l’intensité du plaisir sensuel de trois façons :

L'Art pulsionnel aiguise subtilement les perceptions visuelles

Les œuvres artistiques qui concernent le plaisir des sens sont regroupées, dans les ventes d’art, sous l’étrange terminologie de Curiosa. Il est vrai que rien ne pique plus la curiosité qu’une œuvre d’art érotique. Elle est regardée, contemplée, soupesée du regard. La vue est un sens particulièrement sollicité dans le domaine de la sensualité et l’artiste qui aborde ce domaine d’inspiration n’a aucune peine à susciter l’excitation et à jouer avec les pulsions du spectateur.

La Bacchante au tigre d’Edouard Henry-Baudot constitue, dans ce domaine, un exemple particulièrement subtil. Le joyeux plaisir de la femme au contact de la fourrure du tigre se lit dans les lignes de son corps et sur son sourire aux dents découvertes. Le tigre se pâme d’aise sous ses caresses, gueule ouverte sur un feulement extatique. Mais la maîtrise de la composition avec ses diagonales entrecroisées, le choix délibéré d’assourdir les couleurs par l’emploi d’un papier beige donne à cette image une douceur, une neutralité intemporelle et lui enlève toute trivialité. L’image n’agresse pas, elle pacifie. Elle n’impose rien mais exalte toutes les possibilités.

L'Art pulsionnel use d’humour

L’humour est un ressort particulièrement appréciable, car grâce au piquant qu’il rajoute, il permet à l’artiste de donner légèreté et finesse à ce qui pourrait n’être que scabreux. Il permet aussi de donner une profondeur humaine aux personnages mis en situation. Draner joue de ces possibilités avec bonheur dans son aquarelle délicate : Donnez-vous la peine d’entrer Vicomte. Les paroles anodines prononcées par la courtisane prennent un double sens grâce à la position des mains féminines, l’une aguichante, l’autre repoussante. Grâce aussi à la forme, à la place et à la couleur du plumet du militaire. La pensée du spectateur suit les chemins suggérés, en invente d’autres, sans jamais perdre le contrôle du rythme de sa réflexion.

L'Art pulsionnel prête aux mots le pouvoir de l’image

La nouvelle érotique sans grand intérêt d’André Maurois, Les Érophages, serait tombée dans l’oubli sans l’habillage magique que lui donne l’excellent peintre surréaliste André Masson. En la parant de gravures, il donne corps à un merveilleux objet/livre d’art dont la lecture soutient et exalte l’imaginaire du lecteur. La gravure Les Erophages de Masson se perçoit d’abord comme un ensemble proche de l’abstraction, dont le fouillis exubérant procure on ne sait pas bien pourquoi une excitation joyeuse. Plonger plus avant dans l’œuvre augmente le plaisir : il faut une attention aiguisée pour déchiffrer les corps entrelacés dans un incessant retour entre perception de la ligne pure et reconnaissance de sa signification. On perçoit bien, avec cette seule planche, l’attrait magique du livre complet. Le petit texte de Maurois, avec sa réflexion sur la construction d’un récit hypothétique, son éternel aller et retour entre une réalité fantastique excitante et la terne réalité de l’écrivain, devient un bijou barbare grâce au génie de Masson.

L'art pulsionnel et les pulsions sexuelles extrêmes

Tout n’est pas érotisme, gaîté et plaisir dans l’expression de la sensualité humaine. Il y a des zones plus sombres et troubles. L’art pulsionnel dédramatise, apprivoise, socialise ces pulsions sexuelles violentes. En organisant leur mise en scène, il les tient à distance. Le danger est toujours là mais, sublimé par l’image, il perd de son inscription dans le réel. Jouer avec les fantasmes grâce à leur transposition artistique, c’est d’une certaine façon, se libérer de la part de ténèbres qu’il y a en chacun. Une artiste comme Marzena Kawalerowicz l’a remarquablement compris, toute son œuvre tourne autour de la conception double de l’humain, son attirance pour son côté Jekyll et sa fascination pour son aspect Hyde. Dans la grande gouache Masque de cuir et porte-jarretelles, elle montre combien cet aspect de nos fantasmes peut rester ludique et enrichissant, si l’on en joue comme d’une dimension autre qui se déploie à l’intérieur de chacun, qui reste cachée derrière la carte postale de vacances.

Ibanes, dans sa photo Femme à la Marijuana, a mis en place un plant de cannabis à l’aspect vénéneux se dressant le long d’une cuisse féminine. Là aussi la lecture est multiple. Dans ses degrés de noir, le tirage est inquiétant, voire obsédant. La drogue exalte-t-elle la sexualité, ou la femme est-elle une drogue dont il faut se méfier ? À la fois attirante et repoussante, cette image donne à méditer sur l’addiction, sur la beauté, sur la perte de son libre arbitre.

La sexualité extrême est donc un sujet dont l’Art a plaisir à s’emparer. Paradoxalement, ces représentations permettent d’apprivoiser cette pulsion, d’aborder de manière sereine un aspect inéluctable de notre humanité. Mais qu’en est-il des pulsions plus profondes de violence et de mort ?

Quand l'art pulsionnel s'empare de la violence

Ici, il ne s’agit plus seulement de jouer avec des fantasmes. La mort donnée, la mort reçue choque et bouleverse. Contrairement à la sexualité, elle ne peut se revêtir d’aspect ludiques. L’art est obligé de s’emparer de la violence et de la mort. Il le fait de deux manières contradictoires.

L’art pulsionnel exalte la violence

L’art met en exergue ce que la violence et la mort apportent à l’être humain, l’inconcevable fascination qu’elles exercent, fascination qui peut parfois tendre vers la jouissance et l’excitation. C’est toujours pour les apprivoiser et les rendre plus acceptables, mais parfois l’on tombe sur des domaines inconscients assez dérangeants. Le tableau qui représente l’exécution par décapitation d’un coupable sur ordre du sultan participe à ce type de représentations. Il met en scène tout ce qu’il y a d’horrible dans la mort donnée sur ordre, calmement, inexorablement. Mais aussi sur la fascination que suscite cette mort, fascination très peu éloignée des raisons qui poussent à visionner un film d’horreur. Le tableau est conçu pour que le spectateur se mette dans la peau du bourreau. Mais ce fantasme est représenté ici pour empêcher le passage à l’acte. L'exaltation en elle-même permet d'apprivoiser et de discipliner la pulsion violente.

L’art pulsionnel adoucit la violence

L’art ne fait pas qu’exalter la violence, il permet d’y faire face, d’en contenir les effets. Quoi de plus intolérable que la violence de la guerre ? La perte d’une mère par un enfant sous un bombardement est une douleur inconcevable. Mais quand Raymond Feuillate la représente dans Après le bombardement, il permet de dépasser le traumatisme en lui donnant une réalité, en le donnant à voir, à dire par la société. Là où trouver les mots est souvent impossible, l’image donne au groupe la force de dire l’indicible et d’y faire face.

Une œuvre d’art peut aussi permettre de prendre conscience et de lutter contre la banalité de la violence.

Cette Femme Muette, réduite au silence par l’absence de bouche, que nous livre Jean Emile Podevin est l’exemple de ce type de dénonciation. Le tableau est empreint d’une ambiguïté volontairement dérangeante. Couleurs gaies, visage expressif, impression globale harmonieuse : il n’y a pas de malheur dans cette œuvre. Mais plus on la regarde, plus on se rend compte qu’elle dénonce une violence faite à son sujet, et plus encore, qu’elle dénonce le fait que cette violence soit acceptée, banalisée, ressentie comme proche d’un bonheur quotidien. Quelle qu’en soit la cause, ce mutisme accepté sans révolte dérange, il donne envie d’y mettre fin. Il y a là représentation de la violence, mais aussi une véhémente protestation contre sa brutalité quotidienne.

Femme uette de Jean Emile Podevin

L'art pulsionnel et les terreurs archaïques

L’art pulsionnel permet d’aborder avec douceur et sérénité les terreurs profondes de l’être humain, les terreurs archaïques, en tenant à distance, apprivoisant, adoucissant leur côté si dérangeant.

Que sont les terreurs archaïques?

Les pulsions qui habitent les êtres humains sont liées aux âges de la vie durant lesquelles elles se sont constituées. La violence, l’oppression, la sensualité sont des domaines qui appartiennent à l’être humain adulte ou adolescent, engagé dans le jeu des interactions sociales. Mais il y a un terrain plus archaïque où les pulsions qui viennent envahir le psychisme sont d’une nature plus primitive. Elles puisent leurs racines dans la nuit des temps. Ce peut être le temps historique de l’humanité, quand nous avons accès aux peurs traumatiques générées par le passé et enfouies dans l’inconscient : terreur du déluge, de l’explosion volcanique, de l’épidémie. C’est surtout le temps archaïque de l’enfance, avant que les émotions ne puissent être filtrées par les barrières d’un cerveau adulte : peurs générées par la mort, l’inconnu, le choc de la naissance.

Envelopper l'intolérable d'une douceur esthétique

Les œuvres d’art qui exposent les pulsions archaïques permettent à l’esprit de s’approprier l’intolérable et de l’assouplir, de l’apprivoiser. La peur désagrégeante ressentie face à  l’abandon est conjurée par l’artiste qui peint la Grande Pleureuse de manière simple et consolante. Conférer une beauté reposante à l’expression du deuil, entourer de beauté  la représentation du désespoir pacifie et console en même temps.

Utiliser le détour de l’allégorie ou du symbole

L’allégorie de la Peste transformée en ange permet de se représenter et donc d’atténuer la terreur de la Grande Peste noire. La beauté fulgurante de l’Ange accentue encore le rôle apaisant du tableau.

La représentation symbolique, qu’elle soit figurative ou abstraite, discipline en effet l’angoisse. La terreur face à l’inconnu et au destin inexorable se vit mieux en en cernant les contours par le dessin. La peur de la mort, la culpabilité se transforme en spectre comme dans le dessin du Cavalier au fantôme.

Le poignard transperçant la route de Pierre Clayette guide l’esprit du spectateur vers l’acceptation de l’inévitable fin qui est le lot de tous.

Quand il s’empare des pulsions pour mieux les représenter, l’Art a deux fonctions fondamentales :

  • les exalter pour mieux les assouvir et les mettre de côté
  • les contenir pour mieux les adoucir

Dans tous les cas, l’Art pulsionnel constitue un apport positif à la vie psychique et à l’interaction sociale. Pour découvrir d'autres œuvres, visitez notre exposition virtuelle sur l'Art pulsionnel.

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