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Le désir d'œuvre multiple

Tout commence par le désir d'un artiste de voir son œuvre diffusée auprès du plus grand nombre de spectateurs. Il est complètement injuste, au regard d'un créateur, que son œuvre d’art, aboutie et pleine d’émotion, n’existe qu’en un seul exemplaire. Les artistes ont toujours voulu que leurs créations puissent être appréciées par le plus grand nombre d’amateurs possibles.

Lassés d’effectuer eux-mêmes des doubles ou des triples de leurs tableaux, ils ont commencé par faire effectuer par leurs élèves ou des copistes indépendants des reproductions de leurs tableaux les plus appréciés. Ce sont ces œuvres qu’on trouve dans les salles des ventes sous les dénominations suivantes : reprise de l’œuvre de Untel, ou encore atelier de Untel, quand ce n’est pas suiveur de Untel ou dans le goût de Untel. Mais le nombre de ces copies était limité par le temps passé à les exécuter. Il fallait donc trouver un moyen plus rapide : c'est la gravure sur cuivre.

La Gravure sur cuivre

L’artiste grave sur une plaque de cuivre son œuvre, puis il passe de l’encre d’imprimerie sur les parties gravées. En pressant une feuille de papier sur le tout, on obtient une reproduction du tableau. Ces gravures, souvent superbes, ont été très appréciées : Louis XIV lui-même a demandé à des graveurs d’immortaliser pour lui les œuvres qu’il aimait le plus. L’atelier qui a été créé à cet effet fonctionne encore de nos jours, sous le nom de Chalcographie du Louvre. Le problème de cette technique, vous l’imaginez aisément, c’est qu’elle ne donne qu’une image imparfaite de l’œuvre qu’elle veut reproduire.

 St Louis à la bataille de Taillebourg, 21 juin 1942 de Waltner d'après Delacroix

Premier écueil : le tirage inverse le dessin. Ce qui est gravé sur le cuivre à gauche se retrouve à droite sur la gravure finale. Deuxième écueil : elle est exclusivement en noir et blanc. Impossible de profiter du jeu des couleurs, de la subtilité de la palette d’un peintre. De nombreux essais ont alors lieu pour réaliser des gravures en couleur. Les résultats sont très réussis, mais la réalisation reste onéreuse : il faut autant de plaques que de couleurs, et les techniques — aquatinte, manière noire — sont dévoreuses de temps et de main-d’œuvre.

A MAID - UNE PUCELLE de John Raphaël  Smith
Gravure (manière noire) en couleur

Sans compter le problème du prix des matières premières : le cuivre est un métal très cher, d’autant que chaque plaque ne peut servir que pour une seule œuvre. C’est à la fin du XVIIIème siècle que la solution est trouvée : la lithographie.

La lithographie

La lithographie, littéralement représentation sur pierre, utilise une pierre calcaire au grain très fin pour reproduire une œuvre. Le matériau est peu onéreux, et réutilisable après chaque usage, il suffit de poncer à nouveau la pierre. Mais surtout la pierre lithographique est utilisée exactement comme une feuille de papier. L’artiste y dessine et y peint en couleur ce qu’il désire représenter. On peut voir les coups de pinceaux, comprendre le génie de l’artiste au plus près.

 SORTIE EN TRAINEAU de Constantin Terechkovitch
 Lithographie

Il faut toujours plusieurs pierres différentes pour obtenir les nuances colorées requises, mais la pierre est si bon marché que cela ne représente plus un problème. De plus, il y a dans la lithographie une douceur, un rendu qui n’appartient qu’à cette technique. La lithographie devient donc le moyen parfait pour reproduire une œuvre d’art et en permettre la diffusion en un nombre donné d’exemplaires.

Comment reconnaître une lithographie ?

C’est très simple, car le domaine de la reproduction lithographique est maintenant bien organisé et répond à des règles précises. Chacune de ces règles garantit l’authenticité de la lithographie et permet d’en déterminer la valeur.

Le papier

Les lithographies sont tirées sur des papiers de qualité, de fort grammage (l’épaisseur du papier est déterminée par le poids - le nombre de grammes -de pâte à papier utilisée par feuille). Il y a fréquemment des marques, soit dans l’épaisseur du papier – on appelle cette marque un filigrane, que l’on voit par transparence - soit estampées sur la surface. Ces marques témoignent de la qualité du papier et de l’identité de son fabricant ; BFK, Velin de Rives, Canson, etc. Les plus belles lithographies sont sur papier à la cuve, les bords sont irréguliers et non coupés par le fabricant (on dit qu’ils sont non massicotés).

Le nombre de tirages

Le nombre de lithographies représentant le même sujet est réglementé et doit figurer sur l’œuvre. Pour connaître ce tirage, regardez en bas à gauche de la lithographie. Vous y verrez deux chiffres séparés par une barre oblique. Si par exemple vous voyez 65/120, cela voudra dire que la lithographie que vous observez a été tirée à 120 exemplaires et que vous regardez le 65 eme exemplaire de ce tirage. Ce double chiffre s'appelle le justificatif de tirage, et il est toujours indiqué au crayon graphite.

Justificatif de la lithographie AURORE ET LES HEURES de Roland Oudot

Si, au lieu d’un chiffre vous voyez les deux lettres E.A (plus rarement A.P), c’est que vous vous trouvez en face d’une Epreuve d’Artiste (Artist Proof en anglais).

 Salon de mai. Épreuve d'artiste de Lucien Coutaud

Est ainsi dénommé un ensemble d’exemplaires qui est donné à l’artiste pour son usage personnel. Parfois, après la mention E.A figurent des chiffres romains. C’est la manière de mentionner le nombre de tirages donnés à l’artiste. Par exemple, EA III/X voudra dire que l’artiste a reçu dix exemplaires et que vous regardez le troisième tirage de cet ensemble. Après le tirage, la pierre lithographique est poncée. Une lithographie est donc une œuvre multiple mais dont le nombre est nécessairement limité.

La signature

Elle est toujours inscrite au crayon à papier et figure à droite de la feuille en bas, sous l’image. Cette signature est généralement celle de l’artiste qui a créé l’œuvre reproduite sur la lithographie.

Signature de Franz Priking sur sa lithographie "Le grand reflet".

Signature de Franz Priking sur sa lithographie Le grand reflet

Mais c’est là qu’il importe d’éclaircir une ambiguïté qui peut en dérouter beaucoup. Et qui permet de comprendre pourquoi Jean-Pierre Lacaze peut signer de son nom une lithographie d’un tableau de Renoir ? Examinons le tableau de Renoir « Jeune femme à l’éventail ». Ce tableau a été peint en 1879, quarante ans avant la mort de Renoir, en 1919.

Du vivant de l'artiste

Prenons un cas hypothétique et imaginons qu’une lithographie représentant ce tableau ait été tirée du vivant de Renoir. Pour être authentique, elle doit porter la signature de Renoir lui-même.

Lithographie DE Auguste Renoir.

Si Renoir avait lui-même réalisé la pierre lithographique, la lithographie aurait été signée par lui et vendu comme lithographie DE Auguste Renoir.

Lithographie d’après Auguste Renoir

Comme la lithographie n’intéressait pas beaucoup Renoir, il est vraisemblable que le travail sur la pierre lithographique aurait été fait par un ouvrier lithographe. Les ouvriers lithographes étaient des « ouvriers » salariés par les ateliers spécialisés dans l’exécution de lithographie, comme Mourlot, Jean Pons ou Lacourrière-Frélaut. Ce terme d’ouvrier ne doit pas prêter à confusion, ces hommes étaient de véritables artistes, souvent des peintres signant sous leur nom leurs propres œuvres, mais dont les revenus dépendaient de leur contrat de travail les classant dans la catégorie socioprofessionnelle d’ouvrier.

Dans ce cas, la lithographie, signée du Maître comme c’est obligatoire pour toute œuvre lithographique réalisée du vivant de l’artiste, aurait été vendue comme :Lithographie d’après Auguste Renoir

Après la mort de l'artiste

Maintenant, que se passe-t-il si quelqu’un veut représenter ce tableau après la mort de Renoir ? Il faut que cette lithographie soit réalisée par un artiste ou un ouvrier lithographe, et commandée par une personne détenant les droits de reproduction de l’œuvre. C’est comme cela qu’il existe des lithographies d’œuvres de Renoir, exécutées en 1938 par Jacques Villon pour le compte de la Chalcographie du Louvre. La lithographie doit porter obligatoirement les mentions de la justification du tirage et de la personne qui possède les droits de reproduction. Sauf lorsque cette personne décide de faire apposer un cachet de la signature de l'artiste.

Lithographie de Jules Cavaillès avec cachet de la signature

La mention du nom du lithographe n’est pas obligatoire et ne figure qu’en fonction d’un contrat privé entre l’artiste et le possesseur des droits. C’est, je le conçois, un peu compliqué. Et cela ne s’arrête pas là.

L’entrée dans le domaine public

Parce que 70 ans après la mort d’un artiste, ses œuvres rentrent dans le domaine public. Ce terme un peu vieillot veut simplement dire qu’à partir de ce moment, tout le monde a l’autorisation d’utiliser les œuvres d’un artiste sans payer de droits. Attendre 70 ans est la règle générale, organisée par une directive européenne de 1993. Donc, 70 ans après la mort d’Auguste Renoir, c'est-à-dire à partir de 1989, n’importe quel artiste peut librement s’inspirer de ses tableaux. Ou en tirer des lithographies.

Bien entendu, ces lithographies ne sont pas DE Renoir. Non plus D’APRES Renoir. On les nomme lithographies d’interprétation. Et la seule personne qui a le droit de les signer est l’artiste qui a réalisé la lithographie. Il est même obligé, selon les règles qui organisent la réalisation des lithographies, de les signer de son nom. Et c’est ainsi que Jean-Pierre Lacaze, artiste dont le talent lithographique est reconnu, a réalisé, signé et justifié une lithographie d’interprétation représentant la jeune femme à l’éventail d’Auguste Renoir.

J'espère que vous avez trouvé dans cet article la réponse à vos questions sur les lithographies d'interprétation. Une deuxième question est aussi fréquemment posée : quelle peut être la valeur marchande de ce type d'œuvre ?

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