Denis Geoffroy-Dechaume est un des représentants de l’art contemporain classique, cet art qui revisite les références classiques (composition, lumière) mais en leur adjoignant la singularité du regard d’un artiste de notre temps. La lumière éthérée des peintres du Grand Siècle inspire Denis Geoffroy-Dechaume qui consacre sa virtuosité technique à la création d’une atmosphère délicate quasi intangible. Il a composé une œuvre radieuse, baignée d’une luminosité apaisante.

Oh ! Paris est la cité mère!

Ville qu’un orage enveloppe !
C’est elle, hélas ! qui, nuit et jour,
Réveille le géant Europe
Avec sa cloche et son tambour !
Sans cesse, qu’il veille ou qu’il dorme,
Il entend la cité difforme
Bourdonner sur sa tête énorme
Comme un essaim dans la forêt.
Toujours Paris s’écrie et gronde.
Nul ne sait, question profonde !
Ce que perdrait le bruit du monde
Le jour où Paris se tairait !

Victor Hugo, Les voix intérieures

Farniente

Quand je n’ai rien à faire, et qu’à peine un nuage
Dans les champs bleus du ciel, flocon de laine, nage,
J’aime à m’écouter vivre, et, libre de soucis,
Loin des chemins poudreux, à demeurer assis
Sur un moelleux tapis de fougère et de mousse,
Au bord des bois touffus où la chaleur s’émousse.

Là, pour tuer le temps, j’observe la fourmi
Qui, pensant au retour de l’hiver ennemi,
Pour son grenier dérobe un grain d’orge à la gerbe,
Le puceron qui grimpe et se pende au brin d’herbe,
La chenille traînant ses anneaux veloutés,
La limace baveuse aux sillons argentés,

Et le frais papillon qui de fleurs en fleurs vole.
Ensuite je regarde, amusement frivole,
La lumière brisant dans chacun de mes cils,
Palissade opposée à ses rayons subtils,

Les sept couleurs du prisme, ou le duvet qui flotte
En l’air, comme sur l’onde un vaisseau sans pilote ;

Et lorsque je suis las je me laisse endormir,
Au murmure de l’eau qu’un caillou fait gémir,
Ou j’écoute chanter près de moi la fauvette,
Et là-haut dans l’azur gazouiller l’alouette.

Théophile Gautier, Premières Poésies

La tristesse dans le parc

Entrons dans l'herbe florissante
Où le soleil fait des chemins
Que caressent, comme des mains,
Les ombres des feuilles dansantes.

Respirons les molles odeurs
Qui se soulèvent des calices,
Et goûtons les tristes délices
De la langueur et de l'ardeur.

Que nos deux âmes balancées
Se donnent leurs parfums secrets,
Et que le douloureux attrait
Joigne les corps et les pensées...

L'été, dans les feuillages frais,
S'ébat, se délasse et s'enivre.
Mais l'homme que rien ne délivre
Pleure de rêve insatisfait.

Le bonheur, la douceur, la joie,
Tiennent entre les bras mêlés ;
Pourtant les cœurs sont isolés
Et las comme un rameau qui ploie.

Pourquoi est-on si triste encor
Quand le destin est favorable,
Et pourquoi cette inéluctable
Inclination vers la mort ? ...

Anna de Noailles (1876-1933)

Bretagne est univers

Quelle est donc cette race aux grands yeux de mystère
Aussi nombreuse et pure que l’oiseau dans l’air,
Un de ses gâs sur chaque motte de la Terre,
Un de ses gâs sur chaque lame de la Mer ?

Elle fut, cette race, la race première
Avec son air sacré de descendre de Dieu.
Elle a gardé la foi sainte de la lumière
En son cœur analogue à la braise du feu.

Elle partit des lys où les coqs de l’aurore
Annoncent l’Ange d’or à notre espoir humain.
Pour atteindre le ciel de son hymne sonore
Elle muait en mots les cailloux du chemin.

Parvenus à la fin de l’ambulante histoire,
En un pays de chênes courbés par le vent,
Ils se sentirent dignes de ce promontoire
Où régnaient les dragons et le rythme émouvant.

Ayant calmé leur soif au sein frais de la pomme,
Ils creusèrent la grotte du premier sommeil.
Ensuite ils se vouèrent au destin de l’homme,
Et le rouet naquit en hommage au soleil.

(...)

Voilà quelle est la race aux grands yeux de mystère
Aussi nombreuse et pure que l’oiseau dans l’air,
Un gâs breton sur chaque motte de la Terre,
Un gâs breton sur chaque lame de la Mer.

Saint-Pol Roux ( 1861-1940)

Aurore sur la Mer

Je te méprise enfin, souffrance passagère !
J’ai relevé le front. J’ai fini de pleurer.
Mon âme est affranchie, et ta forme légère
Dans les nuits sans repos ne vient plus l’effleurer.

Aujourd’hui je souris à l’Amour qui me blesse.
O vent des vastes mers, qui, sans parfum de fleurs,
D’une âcre odeur de sel ranimes ma faiblesse,
O vent du large ! emporte à jamais les douleurs !

Emporte les douleurs au loin, d’un grand coup d’aile,
Afin que le bonheur éclate, triomphal,
Dans nos cœurs où l’orgueil divin se renouvelle,
Tournés vers le soleil, les chants et l’idéal !

Renée Vivien, Etudes et préludes

Le Navire Mystique

Il se sera perdu le navire archaïque
Aux mers où baigneront mes rêves éperdus ;
Et ses immenses mâts se seront confondus
Dans les brouillards d’un ciel de bible et de cantiques.

Un air jouera, mais non d’antique bucolique,
Mystérieusement parmi les arbres nus ;
Et le navire saint n’aura jamais vendu
La très rare denrée aux pays exotiques.

Il ne sait pas les feux des havres de la terre.
Il ne connaît que Dieu, et sans fin, solitaire
Il sépare les flots glorieux de l’infini.
Le bout de son beaupré plonge dans le mystère.
Aux pointes de ses mâts tremble toutes les nuits
L’argent mystique et pur de l’étoile polaire.

Antonin Artaud, Premiers poèmes, 1913.

Rythme des vagues

J’étais assis devant la mer sur le galet. 
Sous un ciel clair, les flots d’un azur violet, 
Après s’être gonflés en accourant du large, 
Comme un homme accablé d’un fardeau s’en décharge, 
Se brisaient devant moi, rythmés et successifs.
J’observais ces paquets de mer lourds et massifs 
Qui marquaient d’un hourra leurs chutes régulières
Et puis se retiraient en râlant sur les pierres. 
Et ce bruit m’enivrait; et, pour écouter mieux,
Je me voilai la face et je fermai les yeux.
Alors, en entendant les lames sur la grève
Bouillonner et courir, et toujours, et sans trêve
S’écrouler en faisant ce fracas cadencé,
Moi, l’humble observateur du rythme, j’ai pensé
Qu’il doit être en effet une chose sacrée,
Puisque Celui qui sait, qui commande et qui crée,
N’a tiré du néant ces moyens musicaux,
Ces falaises aux rocs creusés pour les échos,
Ces sonores cailloux, ces stridents coquillages Incessamment heurtés et roulés sur les plages
Par la vague, pendant tant de milliers d’hivers,
Que pour que l’Océan nous récitât des vers.

François Coppée, Le Cahier Rouge

Bretagne

Pour que le sang joyeux dompte l'esprit morose, 
Il faut, tout parfumé du sel des goëmons, 
Que le souffle atlantique emplisse tes poumons ; 
Arvor t'offre ses caps que la mer blanche arrose.

L'ajonc fleurit et la bruyère est déjà rose. 
La terre des vieux clans, des nains et des démons, 
Ami, te garde encor, sur le granit des monts, 
L'homme immobile auprès de l'immuable chose.

Viens. Partout tu verras, par les landes d'Arèz, 
Monter vers le ciel morne, infrangible cyprès, 
Le menhir sous lequel gît la cendre du Brave ;

Et l'Océan, qui roule en un lit d'algues d'or 
Is la voluptueuse et la grande Occismor, 
Bercera ton coeur triste à son murmure grave.

José-Maria de Heredi (1842-1905)

La mer

Des vastes mers tableau philosophique,
Tu plais au cœur de chagrins agité :
Quand de ton sein par les vents tourmenté,
Quand des écueils et des grèves antiques
Sortent des bruits, des voix mélancoliques,
L’âme attendrie en ses rêves se perd,
Et, s’égarant de penser en penser,
Comme les flots de murmure en murmure,
Elle se mêle à toute la nature :
Avec les vents, dans le fond des déserts,
Elle gémit le long des bois sauvages,
Sur l’Océan vole avec les orages,
Gronde en la foudre, et tonne dans les mers.

Mais quand le jour sur les vagues tremblantes
S’en va mourir ; quand, souriant encor,
Le vieux soleil glace de pourpre et d’or
Le vert changeant des mers étincelantes,
Dans des lointains fuyants et veloutés,
En enfonçant ma pensée et ma vue,
J’aime à créer des mondes enchantés
Baignés des eaux d’une mer inconnue.
L’ardent désir, des obstacles vainqueur,
Trouve, embellit des rives bocagères,
Des lieux de paix, des îles de bonheur,
Où, transporté par les douces chimères,
Je m’abandonne aux songes de mon cœur.

François-René de Chateaubriand, Tableaux de la nature

Mon âme est une rue en province le soir

Mon âme est une rue en province, le soir,
Où les façades des maisons inanimées
Ont scellé leurs volets sur leurs vitres fermées,
Comme des yeux lassés qui ne veulent plus voir.

Fenêtres renonçant aux choses de la rue
Qui ne regardent plus qu'au dedans du logis
Où la mort d'un enfant, dans les murs élargis,
A fait l'ombre plus lourde et la tristesse accrue.

Mes yeux indifférents aux soucis du dehors
Ne brûlent plus que d'une angoisse intérieure :
Et j'ai l'air à présent d'une vieille demeure
Dont tous les habitants sont absents ou sont morts.

Mon âme est cette rue en province, humble et grise,
Où passe quelquefois, noir fantôme voûté,
Comme un rêve mystique en un cœur tourmenté,
Une femme en grand deuil qui revient de l'église.

André Foulon de Vaulx, 1873-1951. (Les Eaux grises.)