Au dessus des étangs, au dessus des vallées,
Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
Par delà le soleil, par delà les éthers,
Par delà les confins des sphères étoilées,

Mon esprit, tu te meus avec agilité,
Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l’onde,
Tu sillonnes gaiment l’immensité profonde
Avec une indicible et mâle volupté. (…)

Elévation, Charles Baudelaire. Les Fleurs du mal, "Spleen et Idéal", 1857.

Le talent de Miloje Todorovitch (1908-2001), comme l’esprit de Baudelaire, se meut au-dessus des montagnes, au-dessus des vallées avec une indicible volupté. Son pinceau, manié avec agilité, sillonne l’immensité profonde de son inspiration pour nous livrer des paysages sensibles et obsédants, toujours porteurs d’émotions intenses, toujours accrochés à une référence symbolique.

Les racines de l’inspiration de Todorovitch plongent directement dans les mouvements de l’avant-garde russe et slave des débuts du XXème siècle. Les références aux démarches cubo-futuristes et primitivistes sont très présentes dans son œuvre. La formation artistique reçue par Todorovitch en Serbie, son pays d’origine, puis le contact avec les créations des peintres russes de l’exil en France à partir de 1935 (Marie Vassilieff, Natalia Gontcharova) ont marqué sa palette d’un goût pour les couleurs vives et franches, et inspiré le processus de décomposition des formes auquel il se livre. Mais Todorovitch procède avec une originalité qui lui est propre. Il renouvelle et vivifie le courant dont il s’inspire.

Todorovitch travaille la couleur en superposant des aplats de couleurs franches : il part presque toujours d’un pigment naturel dont il adoucit ou assombrit la teinte en l’additionnant de blanc ou de noir. Ses associations de coloris sont toujours pensées en référence aux résonances émotionnelles provoquées par les vibrations colorées. À l’instar d’un Charles Lapicque, il utilise l’impact des ondes de lumière colorée sur la psyché, chaque couleur émet une onde à laquelle la chimie du cerveau, réagit inconsciemment. Rompu aux significations immémoriales des teintes, Todorovitch sait exactement conduire son spectateur de la jubilation d’un vert anis associé à un bleu cobalt, la tristesse abyssale du gris sourd quand il est marié au rouge garance, ou à l’apaisement d’un orangé pâle rehaussé de gris perle.
S’il innove dans le traitement de la couleur, Todorovitch sait se montrer tout aussi original dans son appréhension des formes. Évoluant toujours à la limite entre le figuratif et l’abstraction, l’exactitude du rendu du réel (forme, volume) ne l’intéresse pas. Certes, son sujet demeure presque toujours lisible, avec un point de départ ancré dans la réalité, mais c’est pour mieux dériver ensuite vers des éléments formels épurés ou étrangement contournés dont l’empilement maîtrisé interagit avec notre sensibilité. Les contrastes de droites et de courbes, de masses et de lignes, un ordre géométrique ou une profusion désordonnée se retrouvent sous son pinceau, en rythmes réfléchis, souvent ternaires ou binaires. L'artiste suscite ainsi en nous une gamme de sensations : rugosité, douceur, fraîcheur caressante ou réconfortante chaleur par la simple délimitation des contours. Si on se laisse porter par ses associations formelles, on ressent les émotions qu’elles véhiculent et chaque tableau nous procure gaieté ou nostalgie, morosité ou angoisse, tristesse ou joie solaire.

Une telle peinture, dans son intensité et dans son originalité, n’a pas laissé indifférent et Todorovitch a connu de nombreux admirateurs de son vivant. Malgré son succès auprès de collectionneurs avertis et plusieurs expositions remarquées, Todorovitch a toujours refusé de situer sa démarche de création dans un contexte commercial. Il fait partie de ces peintres qui ne s’intéressent pas à la vente. Pour ce peintre au talent protéiforme, à l’inspiration jaillissante, l’acte de création provient d’un élan vital, d’une nécessité impérieuse dont il ne peut s’extraire. Il n’aime pas se détacher de ses œuvres, a besoin de s’en entourer, de les garder avec lui, afin de se ressourcer à leur contact. Il a même agrandi de ses mains les sous-sols de son pavillon d’Asnières pour pouvoir rester au contact de son œuvre qu’il entreposait là, jalousement protégée des regards étrangers. Ce n’est qu’après sa mort, à la dispersion de son atelier, que la réelle dimension du talent de Todorovitch a commencé à être reconnue.

Une inspiration aux multiples facettes, des tableaux alliant profondeur, gaieté et intensité, des coloris somptueux et chatoyants rendent l’œuvre de Todorovitch particulièrement séduisante. Voici une sélection des tableaux de Miloje Todorovitch. Au regard de chaque tableau, dégustez les extraits littéraires et musicaux (cliquez sur les liens) que nous avons choisis pour mettre en valeur chaque œuvre.

À regarder en écoutant : Scènes de la forêt, Op. 82 n °9, de Robert Schumann

Les arbres des forêts sont des femmes très belles
Dont l'invisible corps sous l'écorce est vivant.
La plus pure eau du ciel les abreuve, et le vent
En séchant leurs cheveux les couronne d'ombrelles.

Leur front n'est pas chargé de la tour des Cybèles:
L'ombre seule des fleurs sur leur regard mouvant
Retombe, et, le long de leurs bras se poursuivant,
Tournent les lierres verts qu'empourprent les rubelles.

Les arbres des forêts sont des femmes debout
Qui le jour portent l'aigle et la nuit le hibou,
Puis les regardent fuir sur la terre inconnue.

La rapide espérance et le rêve incertain
S'envolent tour à tour de leur épaule nue
Et la captive en pleurs s'enracine au destin.

Pierre Louÿs

À regarder en écoutant : La symphonie pastorale, 5ème Mouvement, de Ludwig von Beethoven

Arbres de la forêt, vous connaissez mon âme!
Au gré des envieux, la foule loue et blâme;
Vous me connaissez, vous! - Vous m'avez vu souvent,
Seul dans vos profondeurs, regardant et rêvant.
Vous le savez, la pierre où court un scarabée,
Une humble goutte d'eau de fleur en fleur tombée,
Un nuage, un oiseau, m'occupent tout un jour.
La contemplation m'emplit le cœur d'amour.
Vous m'avez vu cent fois, dans la vallée obscure,
Avec ces mots que dit l'esprit à la nature,
Questionner tout bas vos rameaux palpitants,
Et du même regard poursuivre en même temps,
Pensif, le front baissé, l'œil dans l'herbe profonde,
L'étude d'un atome et l'étude du monde.
Attentif à vos bruits qui parlent tous un peu,
Arbres, vous m'avez vu fuir l'homme et chercher Dieu! (…)

Aux arbres, Contemplations, 1856, Victor Hugo

À regarder en écoutant : Légende de la forêt viennoise de Johann Strauss

Vastes Forêts, Forêts magnifiques et fortes,
Quel infaillible instinct nous ramène toujours
Vers vos vieux troncs drapés de mousses de velours
Et vos étroits sentiers feutrés de feuilles mortes ?

Le murmure éternel de vos larges rameaux
Réveille encore en nous, comme une voix profonde,
L’émoi divin de l’homme aux premiers jours du monde,
Dans l’ivresse du ciel, de la terre, et des eaux.

Grands bois, vous nous rendez à la Sainte Nature.
Et notre cœur retrouve, à votre âme exalté,
Avec le jeune amour l’antique liberté,
Grands bois grisants et forts comme une chevelure !

Forêts, Albert Samain

J’avais rêvé d’aimer. J’aime encor mais l’amour
Ce n’est plus ce bouquet de lilas et de roses
Chargeant de leurs parfums la forêt où repose
Une flamme à l’issue de sentiers sans détour.
 
J’avais rêvé d’aimer. J’aime encor mais l’amour
Ce n’est plus cet orage où l’éclair superpose
Ses bûchers aux châteaux, déroute, décompose,
Illumine en fuyant l’adieu du carrefour.
 
C’est le silex en feu sous mon pas dans la nuit,
Le mot qu’aucun lexique au monde n’a traduit
L’écume sur la mer, dans le ciel ce nuage.
 
À vieillir tout devient rigide et lumineux,
Des boulevards sans noms et des cordes sans nœuds.
Je me sens me roidir avec le paysage.

Le Paysage, Contrée, Robert Desnos © Gallimard

À regarder en écoutant : Prélude à l’après-midi d’un faune, de Claude Debussy

Forêt silencieuse, aimable solitude,
Que j'aime à parcourir votre ombrage ignoré !
Dans vos sombres détours, en rêvant égaré,
J'éprouve un sentiment libre d'inquiétude !
Prestiges de mon cœur ! je crois voir s'exhaler
Des arbres, des gazons une douce tristesse :
Cette onde que j'entends murmure avec mollesse,
Et dans le fond des bois semble encor m'appeler.
Oh ! que ne puis-je, heureux, passer ma vie entière
Ici, loin des humains !... Au bruit de ces ruisseaux,
Sur un tapis de fleurs, sur l'herbe printanière,
Qu'ignoré je sommeille à l'ombre des ormeaux !
Tout parle, tout me plaît sous ces voûtes tranquilles.
Ces genêts, ornements d'un sauvage réduit,
Ce chèvrefeuille atteint d'un vent léger qui fuit,
Balancent tour à tour leurs guirlandes mobiles.
Forêts, dans vos abris gardez mes vœux offerts !
A quel amant jamais serez-vous aussi chères ?
D'autres vous rediront des amours étrangères ;
Moi de vos charmes seuls j'entretiens les déserts.

La forêt, François-René de Chateaubriand

À regarder en écoutant : Que la Montagne est belle de Jean Ferrat

On trouve dans les monts des lacs de quelques toises,
Purs comme des cristaux, bleus comme des turquoises,
Joyaux tombés du doigt de l'ange Ithuriel,
Où le chamois craintif, lorsqu'il vient pour y boire,
S'imagine, trompé par l'optique illusoire,
Laper l'azur du ciel.

Ces limpides bassins, quand le jour s'y reflète,
Ont comme la prunelle une humide paillette ;
Et ce sont les yeux bleus, au regard calme et doux,
Par lesquels la montagne en extase contemple,
Forgeant quelque soleil dans le fond de son temple,
Dieu, l'ouvrier jaloux !

Les yeux bleus de la montagne, Espana, Théophile Gauthier

Crépuscule rustique

La profondeur du ciel occidental s’est teinte
D’un jaune paille mûre et feuillage rouillé,
Et, tant que la lueur claire n’est pas éteinte,
Le regard qui se lève est tout émerveillé.

Les nuances d’or clair semblent toutes nouvelles.
Le champ céleste ondule et se creuse en sillons,
Comme un chaume, où reluit le safran des javelles
Qu’une brise éparpille, et roule en gerbillons.

Chargé des meules d’ambre, où luit, par intervalle,
Le reflet des rayons amortis du soleil,
Le nuage, d’espace en espace, dévale,
Traîne, s’enfonce, plonge à l’horizon vermeil.

Mais l’ombre, lentement, traverse la campagne,
Et glisse, à vol léger, au fond des plaines d’or.
Septembre, glorieux, derrière la montagne,
A roulé, pour la nuit, le char de Messidor.

Nérée Beauchemin, Patrie intime

À regarder en écoutant : Jardin d'hiver d’Henri Salvador

J'aime d'un fol amour les monts fiers et sublimes !
Les plantes n'osent pas poser leurs pieds frileux
Sur le linceul d'argent qui recouvre leurs cimes ;
Le soc s'émousserait à leurs pics anguleux.

Ni vigne aux bras lascifs, ni blés dorés, ni seigles ;
Rien qui rappelle l'homme et le travail maudit.
Dans leur air libre et pur nagent des essaims d'aigles,
Et l'écho du rocher siffle l'air du bandit.

Ils ne rapportent rien et ne sont pas utiles ;
Ils n'ont que leur beauté, je le sais, c'est bien peu ;
Mais, moi, je les préfère aux champs gras et fertiles,
Qui sont si loin du ciel qu'on n'y voit jamais Dieu !

Dans la Sierra, Théophile Gauthier

À regarder en écoutant : Les bonbons de Jacques Brel

Minuit au vieux beffroi : l'ombre dort, et la lune
Se joue en l'aile noire et morne dont la nuit,
Sombre corbeau, nous voile. Au ciel l'étoile fuit.
- Mille voix du plaisir voltigent à moi : l'une

M'apporte ris, baisers, chants de délire : suit
Une fanfare où Strauss fait tournoyer la brune
Au pied leste, au sein nu, que sa jupe importune.
- Tes masques ! carnaval ! tes grelots ! joyeux bruit ! -

Et moi, je dors d'un oeil, et je vous dis, Marie,
Qu'en son vase embaumé votre fleur est ravie
D'éclore sous vos mains, et tressaille au bonheur

De vivre et se faner un soir sur votre coeur !
- Ah ! d'une aurore au soir dût s'envoler ma vie
Comme un rêve, fleurette, oui, ton sort, je l'envie !

En envoyant un pot de fleurs, Stéphane Mallarmé

À regarder en écoutant : Le Sacre du Printemps, L’adoration de la terre d’Igor Stravinsky

C’est le printemps viens-t’en Pâquette
Te promener au bois joli
Les poules dans la cour caquètent
L’aube au ciel fait de roses plis
L’amour chemine à ta conquête
Mars et Vénus sont revenus
Ils s’embrassent à bouches folles
Devant des sites ingénus
Où sous les roses qui feuillolent
De beaux dieux roses dansent nus
Viens ma tendresse est la régente
De la floraison qui paraît
La nature est belle et touchante
Pan sifflote dans la forêt
Les grenouilles humides chantent

Aubade chantée à Laetare l’an passé, "Alcools", Guillaume Apollinaire