Cette exposition virtuelle présente des œuvres Madi en relation avec des poèmes qui les mettent en valeur. Elle est composée d'une sélection d'œuvres de Roger Neyrat, artiste français qui a co-exposé avec Arden Quin ainsi que des tableaux et sculptures de Jean-Claude Faucon, artiste Madi belge.
Quant aux poètes, nous avons convoqués Robert Desnos, Louise Ackermann, André Chénier et son frère ennemi, Edmond Rostand et même un étonnant hymne au globe solaire d'Édouard du Monin (1559-1586)

Qu'est-ce que le mouvement madi ? Créé par Carmelo Arden Quin en 1946 à Buenos Aires en Argentine, Madi est un mouvement pictural international qui fait renaître l’abstraction géométrique en la libérant de la contrainte de ses règles conceptuelles. Le tableau s’échappe du cadre, se courbe, se tord, s’additionne, se troue. La peinture devient polygonale, les couleurs expriment joie et liberté : la création Madi a pour but de créer un "objet (pictural) qui délire, entouré d'un éclat nouveau" (Arden-Quin, manifeste du mouvement Madi 1946).

Les artistes Madi essaiment à travers le monde autour de centres de réflexion et de création internationaux : à Paris, où Arden-Quin s’installe au début des années cinquante, mais aussi en Allemagne, aux Etats-Unis, en Amérique latine, etc.

Histoire d’un taureau

Taureau cornu, arqué, braqué sur la surface ensoleillée de l’arène 
où la lumière est si éblouissante
que l’on distingue à peine de leurs ombres
le torero, le picador et les banderillos,

Taureau, on n’attend plus que ton bon plaisir pour animer ce désert,
Et, ce désert animé, que ton animation pour manifester l’homme.

Mais il existe des taureaux de nuit,
Avec la lune sur leur front,
Des taureaux noirs, des taureaux blancs
Qui galopent à fond de train dans le sommeil des enfants,
Et dont les mugissements ébranlent les villes,
Et qui meurent dans les étoiles, lentement,
En répandant leur sang dans l’immensité du temps.

Robert DESNOS, Recueil : "État de veille"

J'étais alors en proie à la mathématique.
Temps sombre ! enfant ému du frisson poétique,
Pauvre oiseau qui heurtais du crâne mes barreaux,
On me livrait tout vif aux chiffres, noirs bourreaux ;
On me faisait de force ingurgiter l'algèbre :
On me liait au fond d'un Boisbertrand funèbre ;
On me tordait, depuis les ailes jusqu'au bec,
Sur l'affreux chevalet des X et des Y ;
Hélas ! on me fourrait sous les os maxillaires
Le théorème orné de tous ses corollaires ;
Et je me débattais, lugubre patient
Du diviseur prêtant main-forte au quotient.

Victor Hugo

Le quart d'heure de bon temps

L’homme, dont la vie entière
Est de quatre-vingt-seize ans,
Dort le tiers de sa carrière,
C'est juste trente-deux ans.
Ajoutons pour maladies,
Procès, voyages, accidents
Au moins un quart de la vie,
C'est encore deux fois douze ans.
Par jour deux heures d'études
Ou de travaux - font huit ans,
Noirs chagrins, inquiétudes
Pour le double font seize ans.
Pour affaires qu'on projette
Demi-heure, - encore deux ans.
Cinq quarts d'heures de toilette
Barbe et caetera - cinq ans.
Par jour pour manger et boire
Deux heures font bien huit ans.
Cela porte le mémoire
Jusqu'à quatre-vingt-quinze ans.
Reste encore un an pour faire
Ce qu'oiseaux font au printemps.
Par jour l'homme a donc sur terre
Un quart d'heure de bon temps.

Nicolas Boileau (1636-1711)

La liberté prend le chemin bleu

La liberté prend le chemin bleu
Qui conduit vers Toi
L'or de mon cœur s'envole

Trois cercles magiques
chargés d'Amour
montent lentement

le premier s'échappe enfin
de ma prison
il se dilate et s'affirme
dans l'extra-quadrangulaire

l'Art est une prière permanente
chaque message s'égrène
au rythme des signes donnés
et relie l'Homme à l'Univers

Roger Neyrat 14/05/1992

Le coucher du soleil romantique

Que le soleil est beau quand tout frais il se lève,
Comme une explosion nous lançant son bonjour !
- Bienheureux celui-là qui peut avec amour
Saluer son coucher plus glorieux qu'un rêve !

Je me souviens ! J'ai vu tout, fleur, source, sillon,
Se pâmer sous son œil comme un cœur qui palpite...
- Courons vers l'horizon, il est tard, courons vite,
Pour attraper au moins un oblique rayon !

Mais je poursuis en vain le Dieu qui se retire ;
L'irrésistible Nuit établit son empire,
Noire, humide, funeste et pleine de frissons ;

Une odeur de tombeau dans les ténèbres nage,
Et mon pied peureux froisse, au bord du marécage,
Des crapauds imprévus et de froids limaçons.

Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal

Ainsi, jamais d'arrêt. L'immortelle matière
Un seul instant encor n'a pu se reposer.
La Nature ne fait, patiente ouvrière,
Que dissoudre et recomposer.

Tout se métamorphose entre ses mains actives ;
Partout le mouvement incessant et divers,
Dans le cercle éternel des formes fugitives,
Agitant l'immense univers.

Le nuage
Louise Ackermann (1813-1890°

Tirade du nez. Cyrano de Bergerac

Ah ! non ! c’est un peu court, jeune homme !
On pouvait dire… Oh ! Dieu ! … bien des choses en somme…
En variant le ton, – par exemple, tenez :
Agressif : « Moi, monsieur, si j’avais un tel nez,
Il faudrait sur-le-champ que je me l’amputasse ! »
Amical : « Mais il doit tremper dans votre tasse
Pour boire, faites-vous fabriquer un hanap ! »
Descriptif : « C’est un roc ! … c’est un pic ! … c’est un cap !
Que dis-je, c’est un cap ? … C’est une péninsule ! »
Curieux : « De quoi sert cette oblongue capsule ?
D’écritoire, monsieur, ou de boîte à ciseaux ? »
Gracieux : « Aimez-vous à ce point les oiseaux
Que paternellement vous vous préoccupâtes
De tendre ce perchoir à leurs petites pattes ? »
Truculent : « Ça, monsieur, lorsque vous pétunez,
La vapeur du tabac vous sort-elle du nez
Sans qu’un voisin ne crie au feu de cheminée ? »
Prévenant : « Gardez-vous, votre tête entraînée
Par ce poids, de tomber en avant sur le sol ! »
Tendre : « Faites-lui faire un petit parasol
De peur que sa couleur au soleil ne se fane ! » (...)

Edmond Rostand

Par un point situé sur un plan

Par un point situé sur un plan
On ne peut faire passer qu’une perpendiculaire à ce plan.
On dit ça…
Mais par tous les points de mon plan à moi
On peut faire passer tous les hommes, tous les animaux de la terre.
Alors votre perpendiculaire me fait rire.
Et pas seulement les hommes et les bêtes
Mais encore beaucoup de choses
Des cailloux
Des fleurs
Des nuages
Mon père et ma mère
Un bateau à voiles
Un tuyau de poêle
Et si cela me plaît
Quatre cents millions de perpendiculaires.

Robert Desnos

Après l’hiver

 (…)
La nuit meurt, l’hiver fuit ; maintenant la lumière,
Dans les champs, dans les bois, est partout la première.
Je suis par le printemps vaguement attendri.
Avril est un enfant, frêle, charmant, fleuri ;
Je sens devant l’enfance et devant le zéphyre
Je ne sais quel besoin de pleurer et de rire ;
Mai complète ma joie et s’ajoute à mes pleurs.
Jeanne, George, accourez, puisque voilà des fleurs.
Accourez, la forêt chante, l’azur se dore,
Vous n’avez pas le droit d’être absents de l’aurore.
Je suis un vieux songeur et j’ai besoin de vous,
Venez, je veux aimer, être juste, être doux,
Croire, remercier confusément les choses,
Vivre sans reprocher les épines aux roses,
Être enfin un bonhomme acceptant le bon Dieu.
Ô printemps ! bois sacrés ! ciel profondément bleu !
On sent un souffle d’air vivant qui vous pénètre,
Et l’ouverture au loin d’une blanche fenêtre ;
On mêle sa pensée au clair-obscur des eaux ;
On a le doux bonheur d’être avec les oiseaux
Et de voir, sous l’abri des branches printanières,
Ces messieurs faire avec ces dames des manières.

26 juin 1878
Victor Hugo, Recueil : Toute la lyre (1888 et 1893).

Éloge de la volupté

Ô douce Volupté, sans qui, dès notre enfance,
Le vivre et le mourir nous deviendraient égaux ;
Aimant universel de tous les animaux,
Que tu sais attirer avecque violence !
Par toi tout se meut ici-bas.
C'est pour toi, c'est pour tes appâts,
Que nous courons après la peine :
Il n'est soldat, ni capitaine,
Ni ministre d'État, ni prince, ni sujet,
Qui ne t'ait pour unique objet.(…)
Volupté, Volupté, qui fus jadis maîtresse
Du plus bel esprit de la Grèce,
Ne me dédaigne pas, viens-t'en loger chez moi ;
Tu n'y seras pas sans emploi.
J'aime le jeu, l'amour, les livres, la musique,
La ville et la campagne, enfin tout ; il n'est rien
Qui ne me soit souverain bien,
Jusqu'au sombre plaisir d'un coeur mélancolique.
Viens donc ; et de ce bien, ô douce Volupté,
Veux-tu savoir au vrai la mesure certaine ?
Il m'en faut tout au moins un siècle bien compté ;
Car trente ans, ce n'est pas la peine.

Jean de La Fontaine (1621-1695), in Les Amours de Psyché (1669)

Le chant du départ

La victoire en chantant
Nous ouvre la barrière
La liberté guide nos pas
Et du Nord au Midi
La trompette guerrière
A sonné l'heure des combats
Tremblez ennemis de la France,
Rois ivres de sang et d’orgueil !
Le peuple souverain s'avance,
Tyrans, descendez au cercueil.

La République nous appelle,
Sachons vaincre ou sachons périr !
Un Français doit vivre pour elle,
Pour elle un Français doit mourir.
Un Français doit vivre pour elle,
Pour elle un Français doit mourir.

Marie-Joseph Chénier (frère d’André Chénier, guillotiné en 1794)

À écouter : La version chantée du Chant du départ

Comme un dernier rayon, comme un dernier zéphyre

(…)
Quoi ! nul ne restera pour attendrir l’histoire
Sur tant de justes massacrés ;
Pour consoler leurs fils, leurs veuves, leur mémoire ;
Pour que des brigands abhorrés
Frémissent aux portraits noirs de leur ressemblance ;
Pour descendre jusqu’aux enfers
Chercher le triple fouet, le fouet de la vengeance,
Déjà levé sur ces pervers ;
Pour cracher sur leurs noms, pour chanter leur supplice !
Allons, étouffe tes clameurs ;
Souffre, ô cœur gros de haine, affamé de justice.

Toi, Vertu, pleure si je meurs.

André Chénier, Recueil : "Dernières poésies"
 

 

Hymne au soleil

Je t'adore, Soleil ! ô toi dont la lumière,
Pour bénir chaque front et mûrir chaque miel,
Entrant dans chaque fleur et dans chaque chaumière,
Se divise et demeure entière
Ainsi que l'amour maternel !

Je te chante, et tu peux m'accepter pour ton prêtre,
Toi qui viens dans la cuve où trempe un savon bleu
Et qui choisis, souvent, quand tu veux disparaître,
L'humble vitre d'une fenêtre
Pour lancer ton dernier adieu !

Tu fais tourner les tournesols du presbytère,
Luire le frère d'or que j'ai sur le clocher,
Et quand, par les tilleuls, tu viens avec mystère,
Tu fais bouger des ronds par terre
Si beaux qu'on n'ose plus marcher !

Gloire à toi sur les prés! Gloire à toi dans les vignes !
Sois béni parmi l'herbe et contre les portails !
Dans les yeux des lézards et sur l'aile des cygnes !
Ô toi qui fais les grandes lignes
Et qui fais les petits détails !

C'est toi qui, découpant la soeur jumelle et sombre
Qui se couche et s'allonge au pied de ce qui luit,
De tout ce qui nous charme as su doubler le nombre,
A chaque objet donnant une ombre
Souvent plus charmante que lui !

Je t'adore, Soleil ! Tu mets dans l'air des roses,
Des flammes dans la source, un dieu dans le buisson !
Tu prends un arbre obscur et tu l'apothéoses !
Ô Soleil ! toi sans qui les choses
Ne seraient que ce qu'elles sont !

Edmond Rostand, Chantecler
 

Le Carré pointu

Le carré a quatre côtés
Mais il est quatre fois pointu
Comme le Monde.
On dit pourtant que la terre est ronde
Comme ma tête
Ronde et monde et mappemonde :
Un anticyclone se dirigeant vers le nord
ouest…
Le monde est rond, la terre est ronde
Mais elle est, mais il est
Quatre fois pointu
Est Nord Sud Ouest
Le monde est pointu
La terre est pointue
L’espace est carré.

Robert DESNOS, 1939. Recueil : "La Géométrie de Daniel"

Je te salue, ô Globe,

Je te salue, ô Globe, une, deux et trois fois,
Globe bien reconnu de l’éternelle Voix,
Puisque créant ce Tout tracé sur ton modèle,
Il prit ton patron rond, dont la figure belle
Enclôt un point en soi (marque du Dieu puissant)
Car ainsi que ce point non profond, large ou grand,
Commence toutefois et finit toutes lignes
Qu’on tire du milieu également insigne
De vers l’entourement : de même le Seigneur
Est la queue et le chef de cette grand rondeur
Bien que l’éternité sur un point appuyée
De profond, large ou grand, n’est, grande, mesurée :
Ce tout naît de ce Point, ce Point limite tout,
Comme Dieu de ce Tout le point est bout sans bout

Édouard du Monin (1559-1586)

Cantique de Saint Jean

Le soleil que sa halte
Surnaturelle exalte
Aussitôt redescend
Incandescent

Je sens comme aux vertèbres
S’éployer des ténèbres
Toutes dans un frisson
À l’unisson

Et ma tête surgie
Solitaire vigie
Dans les vols triomphaux
De cette faux

Comme rupture franche
Plutôt refoule ou tranche
Les anciens désaccords
Avec le corps

Qu’elle de jeûnes ivre
S’opiniâtre à suivre
En quelque bond hagard
Son pur regard

Là-haut où la froidure
Éternelle n’endure
Que vous le surpassiez
Tous ô glaciers

Mais selon un baptême
Illuminée au même
Principe qui m’élut
Penche un salut.

Stéphane Mallarmé, 1842 - 1898, Hérodiade