Un artiste double

Obsédé par le désir de protéger son originalité créatrice des jugements hâtifs et des courants réducteurs du snobisme parisien, Henry de Waroquier fut un artiste double. La partie la plus apparente de son œuvre, celle qui connut de son vivant un remarquable succès et lui apporta l’indépendance financière, est constituée de travaux harmonieux et calmes, à l’effet décoratif appuyé. Ses paysages vénitiens structurés selon les goûts stylistiques en vogue lors de leur exécution en sont la parfaite représentation.

Mais dès 1934, ceux qui prenaient la peine de pousser les portes de son atelier découvraient une œuvre tourmentée, obsessionnelle, dévorée d’angoisse, dont la richesse n’a pas encore été pleinement reconnue. Cette œuvre a été fort peu diffusée, car Waroquier ne se souciait pas de faire connaître ces tableaux où il jetait la totalité de son âme. Il faut aller voir la Tragédie, fresque qui orne le Palais de Chaillot, pour se rendre compte de l’intensité que déployait cet immense artiste.

La recherche de l'idée de la sculpture

Cette œuvre secrète, commencée alors que l’artiste venait de dépasser la cinquantaine, devient vite si foisonnante que Waroquier ressent le besoin de l’organiser et d’en garder trace. Il se met à photographier chacune de ses réalisations et à annoter méticuleusement les tirages à l’encre. Par un de ces étonnants miracles de l’inspiration, ce qui avait commencé comme un moyen d’archivage nécessaire devient vite pour l’artiste un mode d’expression à part entière. Dans ses Visages aux multiples variations ou dans ses chimères fantastiques, Waroquier se met à rechercher l’image de sa sculpture, son idée plus que sa réalisation. Le reflet capturé à travers l’objectif lui devient bientôt plus cher que la pesante matérialité de l’objet sorti de ses mains. Il crée donc des sculptures périssables dont la trace photographique devient l'acte de création.

Bientôt, il cesse de transposer en plâtre ses sculptures en plastiline, de sauver de la destruction ses plâtres originaux. S’il ne cesse pas d’avoir recours au bronze ou à la pierre, il se met à s’intéresser aux matériaux éphémères. C’est ainsi que naissent de fugitives réalisations en papier déchirées, ou tracées à la craie sur des tessons réutilisés à l’infini. L’inventivité de Waroquier n’a plus de limite. Éponges, légumes du potager se métamorphosent sous ses doigts. Souvent, il met en scène ses sculptures dans des scènes d’action, organise entre elles des dialogues savoureux. Chaque fois la photographie garde la trace de l’œuvre que Waroquier s’empresse de détruire.

À certaines occasions, Waroquier fait appel à des photographes professionnels pour compléter sa démarche, notamment à Marc Vaux, lorsqu’il veut obtenir certains effets.

La comparaison avec ses propres clichés nous permet de prendre la mesure de l’originalité de Waroquier dans le traitement de la lumière. L’artiste ne recherche jamais la perfection de l’éclairage. Mettre en valeur sa sculpture lui semble une attitude servile.

Au contraire, il utilise le jeu des ombres et de la lumière comme un nouveau matériau sur lequel créer. Il se bat avec les ombres, provoque les reflets, joue sans remords avec des expositions limites. De même, les tirages qu’il réalise lui-même sont volontairement imparfaits, les taches d’eau, les piquages et les traces de colle s’insèrent d’eux-mêmes dans le processus créatif. Voici une sélection de ses œuvres, illustrées de poèmes autour de deux thèmes chers à Henry de Waroquier :

  • Les visages humains qu’il voit comme un miroir du tragique ;
  • Les grotesques, hybrides et animaux chimériques, produits d’expérimentations sans cesse renouvelées.

Je vis un ange blanc qui passait sur ma tête ;
Son vol éblouissant apaisait la tempête,
Et faisait taire au loin la mer pleine de bruit.
- Qu’est-ce que tu viens faire, ange, dans cette nuit ?
Lui dis-je. – Il répondit : - Je viens prendre ton âme-
Et j’eus peur, car je vis que c’était une femme ;
Et je lui dis, tremblant et lui tendant les bras :
- Que me restera-t-il ? car tu t’envoleras. –
Il ne répondit pas. Le ciel que l’ombre assiège
S’éteignait… - Si tu prends mon âme, m’écriais-je,
Ou l’emporteras-tu ? montre-moi dans quel lieu –
Il se taisait toujours. – Ô passant du ciel bleu,
Es-tu la mort ? lui dis-je, ou bien es-tu la vie ?-
Et la nuit augmentait sur mon âme ravie,
Et l’ange devint noir, et dit : - Je suis l’amour.
Mais son front sombre était plus charmant que le jour,
Et je voyais, dans l’ombre où brillaient ses prunelles,
Les astres à travers les plumes de ses ailes.

Victor Hugo, Les contemplations. Livre V, 18.

Masque pâle sans au front une pierrerie
Ni funèbre laurier au-delà de la mort,
Quelle parole est morte à la lèvre meurtrie
De quel aveu pour que la lèvre en saigne encor?

Masque éperdu vers les étoiles,
Son intacte blancheur de marbre a vaincu l'ombre
Et la face s'exhume éternelle de l'ombre
Blanche et grave sous les étoiles.

Masque plus pâle que l'aurore
Et la lune aux étangs mirée et faciale,
Étrange et frustre et d'une douceur faciale
Ainsi qu'une lune d'aurore.

Masque ébloui sous le soleil
Fixe et grave d'une candeur inaltérée,
Nulle soif n'a disjoint la lèvre inaltérée
Rouge fruit gorgé de soleil.

Masque sans larme sous la pluie
Où la pluie aux soirs d'ombre éperdument ruisselle,
Paupières closes d'où rien autre ne ruisselle
Que les froides larmes de pluie.

Henri de Régnier. 44 poèmes.

Les yeux de la femme.

Mais Ève s'éveillait ; de ses paupières closes
Le dernier rêve allait s'enfuir, noir papillon,
Et sous ses cils baissés frémissait un rayon.
Alors, visible au fond du buisson tout en flamme,
Dieu voulut résumer les charmes de la femme
En un seul, mais qui fût le plus essentiel,
Et mit dans son regard tout l'infini du ciel.

François Coppée (1842-1908), Les récits et les élégies (1878).

Le point noir

Quiconque a regardé le soleil fixement
Croit voir devant ses yeux voler obstinément
Autour de lui, dans l’air, une tache livide.

Ainsi, tout jeune encor et plus audacieux,
Sur la gloire un instant j'osai fixer les yeux :
Un point noir est resté dans mon regard avide.

Depuis, mêlée à tout comme un signe de deuil,
Partout, sur quelque endroit que s’arrête mon œil,
Je la vois se poser aussi, la tache noire I

Quoi, toujours ! Entre moi sans cesse et le bonheur !
Oh! c'est que l’aigle seul — malheur à nous ! malheur ! 
Contemple impunément le Soleil et la Gloire.

Gérard de Nerval

Et l'Atréide, élevant la voix, ordonna aux Argiens de s'armer ; et lui-même se couvrit de l'airain éclatant. (…)

Et il mit un casque chevelu orné de quatre cônes et d'aigrettes de crin qui s'agitaient terriblement. Et il prit deux lances solides aux pointes d'airain qui brillaient jusqu'à l'Ouranos. Et Athènaiè et Hèrè éveillèrent un grand bruit pour honorer le roi de la riche Mykènè.

L’Illiade, Homère, chant XI

La girafe et la girouette,
Vent du sud et vent de l’est,
Tendent leur cou vers l’alouette,
Vent du nord et vent de l’ouest.
Toutes deux vivent près du ciel,
Vent du sud et vent de l’est,
À la hauteur des hirondelles,
Vent du nord et vent de l’ouest.
Et l’hirondelle pirouette,
Vent du sud et vent de l’est,
En été sur les girouettes,
Vent du nord et vent de l’ouest.
L’hirondelle, fait, des paraphes,
Vent du sud et vent de l’est,
Tout l’hiver autour des girafes,
Vent du nord et vent de l’ouest

Robert Desnos, La Girafe, Recueil : "Chantefables et chantefleurs"

J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans

J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans.
Un gros meuble à tiroirs encombrés de bilans,
De vers, de billets doux, de procès, de romances,
Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances,
Cache moins de secrets que mon triste cerveau.

C'est une pyramide, un immense caveau,
Qui contient plus de morts que la fosse commune.
- Je suis un cimetière abhorré de la lune,
Où comme des remords se traînent de longs vers
Qui s'acharnent toujours sur mes morts les plus chers.

Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées,
Où gît tout un fouillis de modes surannées,
Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher
Seuls, respirent l'odeur d'un flacon débouché.

Rien n'égale en longueur les boiteuses journées,
Quand sous les lourds flocons des neigeuses années
L'ennui, fruit de la morne incuriosité
Prend les proportions de l'immortalité.

- Désormais tu n'es plus, ô matière vivante !
Qu'un granit entouré d'une vague épouvante,
Assoupi dans le fond d'un Sahara brumeux ;
Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,
Oublié sur la carte, et dont l'humeur farouche
Ne chante qu'aux rayons du soleil qui se couche.

 Charles Baudelaire,  Les Fleurs du mal

L’homme des frontières
En toute sa vie n’ouvre pas même un livre;
Mais il sait courir à la chasse; il est adroit, fort et hardi.
A l’automne son cheval est gras, l’herbe de ses prairies lui convient à merveille;
Quand il galope il n’a plus d’ombre.
Quel air superbe et dédaigneux!
Son fouet sonore frappe la neige, ou résonne dans l’étui doré.
Animé par un vin généreux, il appelle son faucon et sort au loin dans la campagne.
Son arc, arrondi sous un effort puissant, ne se détend jamais dans le vide;
Deux oiseaux tombent souvent ensemble, abattus d’un seul coup par la flèche sifflante.
Les gens, au bord de la mer, se rangent tous pour lui faire place,
Car sa vaillance et son humeur guerrière sont bien connues dans le Gobi.
Combien nos lettrés diffèrent de ces promeneurs intrépides!
Eux qui blanchissent sur les livres, derrière un rideau tiré;
Et, en vérité, pour quoi faire?

Li Bai . À cheval! à cheval et en chasse! Poème de l’époque des Tang

Suzanne [la femme de l’artiste] sait mon désir. Au retour de mon premier voyage en Grèce, elle dépose sur ma table trente pains de cire. Je me jette sur cette manne. Je la pétris en des formes tour à tour détruites et renouvelées. Entre-temps, je prends des clichés. Quelques épreuves agrandies, voilà ce qui me reste.

 

Henry de Waroquier , Octobre 1934